

« La passion Hmong »
Texte finalisé de la conférence du Pasteur Philippe Chanson
donnée dans le cadre de l’Exposition Père Yves Bertrais, Txiv Plig Nyiaj Pov
Collégiale Saint-Aignan d’Orléans, les 7-8 septembre 2024
Organisée par l’Aumônerie catholique des Hmong de France
Contribution également destinée aux Archives du Service National Mission et
Migrations (Paris) et à la Pastorale des Migrants du Loiret (Orléans)
Je reprends ici les trois questions qui m’ont été adressées sous le titre général « La passion
Hmong », titre auquel j’avais beaucoup réfléchi pour en faire celui du livre que j’ai consacré au
Père Bertrais1
, et dont je constate, au recul, qu’il fut finalement adéquatement choisi et si bien
ressenti par et pour les lecteurs Hmong. Sans oublier de redire la joie éprouvée, en pensée avec
mon épouse Christiane qui a si magnifiquement accompagné mon ministère auprès de Hmong
de Guyane, de participer activement à ce week-end mis sur pied par l’Aumônerie catholique
des Hmong de France, en mémoire de mon ami le Père Yves Bertrais.
- Parlez-nous de vous et dites-nous comment vous avez connu le Père Bertrais ?
J’ai rencontré le Père Bertrais finalement le plus naturellement du monde ! Après tout un
cheminement qui m’amena du métier de dessinateur à celui de technicien architecte puis à une
expérience concrète du travail de maçon sur les chantiers, un peu à la façon du Père Bertrais,
j’ai répondu à l’appel de cette présence intérieure de Dieu, vécue non à l’âge de 12 ans comme
le Père, mais à l’âge de 16 ans, pour entamer, après toutes ses formations, des études de théologie dans un Institut biblique, puis à la Faculté de théologie de l’Université de Genève. C’est là que ce sont dessinés mon intérêt et ma vocation – en sus de celle de Pasteur que j’ai exercé pour l’enseignement théologique et ce désir profond de s’engager comme envoyé d’Outremer, en mission, dans un pays où l’enseignement théologique était le plus défavorisé. Après bien des démarches avec mon épouse qui partageait pleinement ce projet, il s’est avéré que les églises protestantes de Guyane recherchaient un enseignant depuis plus de cinq ans. C’est ainsi que nous sommes partis en 1987 pour ce pays, avec nos deux filles, Fanny (3 mois) et Caroline (7 ans), pour mener, à Cayenne, la direction et le professorat de l’Atelier Guyanais de Théologie (AGT), un organisme interconfessionnel qui ne compta pas loin de 80 étudiants de toutes les tendances protestantes avec quelques étudiants catholiques intéressés. Or, comme avant notre arrivée notre mission avait desservi, par ses Pasteurs missionnaires, les communautés protestantes Hmong de Javouhey et de Cacao qui n’avaient pas de Pasteurs à l’époque, on m’avait demandé si, à côté de mon enseignement, je pouvais apporter pour le moins une aide pastorale ponctuelle pour ces églises protestantes Hmong. Ce que j’avais tout à fait accepté malgré ma surcharge, parce que j’avais beaucoup entendu parler de l’arrivée pas si facile des Hmong en Guyane 10 ans plus tôt, en 1977, et de leur extraordinaire courage et abnégation à s’implanter en pleine forêt vierge comme ce fut le cas au lieudit « Cacao ». Mais dès nos premiers contacts avec mon épouse et nos enfants avec les Hmong si accueillants et chaleureux, j’ai personnellement éprouvé des difficultés. Non pas tant à nous adapter à leur mode de vie que nous aimions et qui nous sortait de la routine de Cayenne, mais à bien appréhender leur culture traditionnelle en vue de pouvoir mener les célébrations dominicales et, surtout, savoir sur quel sujet et sous quelle forme apporter une homélie qui puisse les toucher et rejoindre leur façon de penser Dieu, la vie, leur monde et donc leurs préoccupations. C’est là que, ayant abondamment entendu parler du Père Bertrais qui était alors présent en Guyane depuis 1979, de sa mission, de son action, de son insertion et de son exceptionnelle connaissance des Hmong et de la langue hmong, il m’a paru alors tout à fait logique et naturel d’aller très rapidement le rencontrer, et ceci dès ma première année sur le sol guyanais. Et c’est avec beaucoup de bienveillance et même de joie que le Père Bertrais m’a accueilli, me disant d’emblée que c’était bien la première fois qu’un Pasteur de la mission protestante en Guyane prenait contact avec lui ! Ce que, de mon point de vue, je trouvais quand même très étonnant. Il s’ensuivit tout ce que vous savez, notre forte amitié, nos rencontres régulières lorsque je venais à Javouhey et à Cacao où je profitais d’apprendre et de collecter tout ce que je pouvais au sujet des Hmong, et aussi de sa part, dans notre foyer, lorsqu’il passait à Cayenne. Il est même venu à la remise des premiers diplômes de l’Atelier Guyanais de Théologie, qui fut un évènement exceptionnel réunissant près de 600 personnes de toutes les églises de Guyane. Voilà donc les épisodes qui ont scellé nos cheminements communs dont je voudrais encore soulever tout ce qu’ils m’apportèrent comme bénéfices décisifs pour ma vie et mon ministère. C’est ainsi que je voudrais sincèrement témoigner du fait que c’est vraiment Yves Bertrais qui m’a permis de repenser la mission sous un autre angle, avec un regard beaucoup plus inculturé, c’est-à-dire non en plaquant superficiellement l’Évangile sur la culture, en colonisant en quelque sorte gravement la culture de l’Autre, mais tout différemment : en laissant naître l’Évangile en profondeur dans et à partir de la culture, respectant totalement le lieu et le mode de vie de l’Autre sans le coloniser en lui imposant ses normes occidentales. « Le porteur de l’Évangile à un peuple […] a le devoir de chercher à rejoindre ce peuple dans sa façon de vivre, de parler, de penser », avait ainsi écrit Yves Bertrais à ce propos. Et ça c’est capital. En suivant le geste de l’incarnation du Christ qui déclenche toute la bonne nouvelle de l’Évangile, penser l’humain d’abord, soit faire droit en premier à l’anthropologie avant de passer directement à la théologie et non le contraire comme le pratiquent encore aujourd’hui malheureusement tant de mouvements du christianisme fondamentaliste et pentecôtiste. Et c’est d’ailleurs cette perspective à la fois anthropologique et théologique menée par le Père (qui privilégiait visiblement la réflexion anthropologique) qui m’a amené, dans cette trace-là, après mes années d’enseignement en Guyane, à faire un doctorat en anthropologie. Cela, à côté de mes découvertes du côté créole qui ont fait l’objet de ce doctorat, je le dois en grande partie à ce que m’a inspiré le Père Bertrais. Il faut remarquer que ce qui m’a aussi stimulé d’être à l’écoute attentive du Père était notre importante différence d’âge. Imaginez qu’il avait une trentaine d’années de plus que moi lorsque nous nous sommes rencontrés en 1987 ! Né en 1921, il avait 66 ans et pour moi, né en 1950, c’était l’année de mes 37 ans ! (celle-là même où le Père était arrivé à Kiu Katiam, ses premiers contacts avec les Hmong). Aujourd’hui j’ai 73 ans et je me rends compte, avec tout ce recul, que c’est très étonnant finalement que cette différence d’âge ne nous ait pas empêché d’être des amis. À vrai dire (bien que je ne le lui aie jamais dit), il était un peu comme un père et moi son fils qui écoutait ce qu’il pouvait m’enseigner par sa sagesse maturée de tant d’expériences missionnaires et de connaissances ethnologiques accumulées depuis près de quarante années auprès du peuple hmong. Et comme j’avais encore peu d’expérience ministérielle, c’est précisément ce qu’il me fallait : j’ai vécu comme un privilège de pouvoir mener tant d’entretiens avec lui, des entretiens dont je laisse d’ailleurs de larges traces tirées de mes cahiers de notes ainsi collectées dans le livre que je lui ai consacré. En exposant tout ceci, je voudrais encore partager un verset biblique particulier que j’ai reçu comme une parole de Dieu qui m’était particulièrement adressée et qui me paraît si bien conjuguer ma rencontre avec le Père Bertrais, c’est-à-dire ce qu’il a pu m’apporter, m’enseigner et m’orienter dans mon cheminement personnel, missiologique et anthropologique ; celui du Psaume 32 verset 8 : « Je t’instruirai, Je te montrerai la voie que tu dois suivre, Je te conseillerai, J’aurai le regard sur toi ». La rencontre d’un Pasteur protestant avec un Prêtre catholique : vous êtes vous-même
devenu un passionné du Père Yves Bertrais !
Je pense qu’il faut scinder cette question en deux parties : celle du pourquoi et comment
d’une telle rencontre entre un Père catholique et un Pasteur protestant, qui relève d’une interrogation, et celle de la question du ressenti passionnant que j’ai éprouvé pour le Père Bertrais, qui peut prendre un point d’exclamation.
2.a. La rencontre d’un Pasteur protestant avec un Prêtre catholique ?
Je prends la première partie qui soulève l’interrogation de notre rencontre. En effet, sur place,
en Guyane, cette rencontre doublée de notre connivence mutuelle, très visible, a souvent suscité de l’étonnement autant chez les catholiques que chez les protestants, précisément parce que nous provenions de deux branches du christianisme que l’on a trop souvent mis en opposition à cause de l’histoire même. Comment un Prêtre catholique et un Pasteur protestant ont-ils pu être tellement proches jusqu’à devenir amis ? Je peux ajouter que c’était une question d’autant sensible en Guyane que – comme je l’ai déjà évoqué – il n’y avait pas eu jusque-là de contact pastoral et communiel entre les communautés catholiques et protestantes tant à Javouhey qu’à Cacao ; bien que je doive préciser que, socialement, les individus des deux bords chrétiens habitant ces mêmes villages se côtoyaient naturellement, se respectaient et s’appréciaient. La raison – dont nous avions parlé ouvertement avec Yves Bertrais – en était que la mission évangélique de la CMA (Christian and Missionary Alliance) qui missionnait les Hmong au Laos, de type fondamentaliste, n’était résolument pas œcuménique, considérant même – selon leurs perspectives – les catholiques comme devant être évangélisés ! Ce qui n’était pas le cas du côté catholique envers les protestants. C’est une sorte de méfiance qui non seulement pesait à Yves Bertrais comme il me l’avait confié, mais qui s’était rapportée en quelque sorte en Guyane, et ce d’autant plus que les Pasteurs missionnaires de Suisse qui m’avaient précédé, d’un courant évangélique assez similaire à la CMA et pourtant au courant de l’action et de l’importance du Père Bertrais pour la venue des Hmong en Guyane, n’avaient donc jamais pris contact avec les Prêtres missionnaires catholiques, que ce soit avec les Pères Charrier, Sion ou Bertrais. Ce qui explique la surprise d’Yves Bertrais lorsque je suis venu me présenter pour le rencontrer. En fait, il s’avérait que nous étions tous le deux très œcuméniques. Le Père Bertrais me disait consulter les livres et commentaires théologiques protestants pour enrichir ses propres ouvrages de pastorale et d’études bibliques destinés aux Hmong, et c’était aussi le cas pour moi dans mon enseignement à Cayenne où j’utilisais nombre de sources théologiques catholiques. De surcroît, j’étais un professeur de théologie engagé dans la même mission que les Pasteurs me précédant, mais qui ne faisait pas partie du même sérail protestant évangélique. De par mes études à la Faculté de théologie officielle de l’Université de Genève (bastion du protestantisme calviniste), j’étais plongé dans le bain du protestantisme réformé, c’est-à-dire celui des dites « Églises historiques » issues de la Réforme, tout à fait ouvertes à l’œcuménisme. Donc cela me paraissait normal de prendre contact avec le Père dont j’avais beaucoup entendu parler par les Hmong eux-mêmes comme étant non seulement à l’origine de la traduction de la Bible en hmong – et compte tenu que cette traduction avait paradoxalement, sous l’initiative et l’impulsion d’Yves Bertrais, abouti à un travail linguistique de portée œcuménique grâce aux contacts pris avec le Pasteur Lindwood Barney et le linguiste protestant William Smalley pourtant proches de la CMA3 –, mais aussi effectivement à l’origine, avec les Pères René Charrier et Jacques Brix, de l’arrivée des Hmong en Guyane; autant d’ailleurs des catholiques que des protestants et des animistes, une sélection de contingentement voulue et exigée par le Père Bertrais. - 2.b. Vous êtes vous-même devenu un passionné du Père Yves Bertrais ! Quant à la deuxième partie de la question qui prend un point d’exclamation, à savoir si je suis devenu un passionné du Père Bertrais, je préciserais d’entrée que je ne suis pas tant devenu un passionné du Père lui-même, de sa personne (ce qui ne serait pas loin d’être de l’idolâtrie !), bien que j’aie toujours été admiratif et frappé par sa personnalité remarquable à tant d’égard, que passionné par la passion contagieuse du Père. Ce qui est une nuance très importante. Passion d’ailleurs que l’on peut prendre dans les deux sens que nous offre le terme : sa passion affective et intellectuelle réelle, intense et entière pour les Hmong – quoiqu’émotionnellement très maîtrisée et non pas irrationnelle, impulsive et irraisonnée comme peuvent l’être les grandes passions destructrices par exemple –, et ceci d’entrée pour les Hmong de Kiu Katiam qui l’avaient immédiatement adopté et que lui-même avait totalement adopté en retour en se sentant de suite à l’aise dans le vécu coutumier et leur mode de vie (comme je l’évoque avec ses propres mots dans le livre Yves Bertrais. La passion Hmong), mais aussi avec leur langue qu’il apprit assidument et pratiqua excellement avec le bénéfice que l’on sait : celui d’aboutir au tout premier Dictionnaire Hmong-Français. C’est une passion du reste qui l’amena, comme vous le savez, à monter et mener, en parallèle à la Collection Pastorale Hmong, toute cette immense Collection Patrimoine Culturel Hmong forte aujourd’hui d’une centaine d’ouvrages. Mais il y a aussi sa passion au sens de l’étymologie latine du mot, celui de passion, qui signifie « souffrance », un mot lui-même apparenté au grec pathos qui a un peu le même sens que souffrance, celui d’épreuve. Or, nous savons bien que c’est ce vocable « passion » qui a été historiquement utilisé pour désigner la période pré-pascale marquée par les souffrances du Christ. C’est pourquoi, quand j’écris La passion Hmong en parlant du Père Bertrais, je pense aussi à sa passion christique en quelque sorte, soit de celle qui peut accompagner les ministères de nombreux Prêtres et Pasteurs. Ce qui fut le cas du ministère du Père qui a été marqué par cette forme de passion sacerdotale et spirituelle. On ne peut en effet cacher que ses relations avec les Hmong n’ont pas toujours été si faciles qu’on veut bien l’imaginer. Pour le dire carrément, le Père m’a un jour confié qu’il a dû parfois – selon l’expression populaire qu’il avait littéralement utilisée – « avaler pas mal de couleuvres » avec les Hmong ; comme aussi « avaler pas mal de couleuvres » dans l’exercice de son ministère, soit des déceptions, des difficultés et des écueils démoralisants qui l’obligèrent à constamment repenser, réadapter, rebâtir ses orientations, bien souvent à cause de la situation et des évènements politiques dramatiques. Or, le fait qu’il ait pu toujours surmonter ces épreuves, ce combat de la foi, pour la foi, par la force de son caractère doublée de celle de sa passion mise au service du Christ et de sa confiance en Dieu (« con-fiance » et foi, tirés de l’ancien mot fiance – qui a d’ailleurs donné fiancés et fiançailles – sont liés), portée de surcroît par la prière et la liturgie quotidienne qu’il s’imposait chaque jour aux petites heures du matin, c’est cela qui m’a toujours subjugué. Je le redis : j’ai été passionnément marqué par cette double passion du Père, celle affective et intellectuelle pour les Hmong auxquels il consacrait toute sa vie, et celle sacerdotale et spirituelle suivie et vécue dans les traces souffrantes du Christ avec lequel il avait scellé sa vie.
- Racontez-nous l’écriture de votre livre Yves Bertrais. La passion Hmong…
L’écriture du livre Yves Bertrais. La passion Hmong, dont il est nécessaire de rappeler aussi
le sous-titre qui appuie d’avance une bonne part de ma réponse, à savoir Un des derniers missionnaires-anthropologues du XXe
siècle, est venue pour le moins de quatre facteurs.
Le premier est que, passionné – comme je viens de l’expliquer – par l’aventure, le travail et
la posture missionnaire si ouverte du Père Bertrais, j’avais déjà écrit plusieurs contributions à
son sujet, dont tout d’abord sa toute première biographie officielle destinée aux Archives de la
Maison Générale des Missionnaires Oblats sise à Rome
. C’est une biographie que j’avais petit
à petit rédigée à partir de tout ce que le Père m’avait raconté à propos de sa vocation, de sa
formation, de son sacerdoce et de son terrain missionnaire auprès des Hmong du Laos, et aussi
à partir d’un tout petit CV minimaliste de 2 pages polycopiées que le Père m’avait confié mais
qu’il ne gardait que pour lui-même.
En réalité, j’avais rédigé cette première biographie « en
douce », pour lui en faire la surprise. Je me rappelle la lui avoir présentée sous une forme
manuscrite lors d’une visite dans son presbytère de Javouhey. Il en avait été non seulement très
surpris et très touché, mais en avait approuvé le contenu en me proposant quelques corrections
pour être au plus juste. Plus encore, il m’avait alors proposé de la dactylographier lui-même et
de la mettre en forme sur son ordinateur (je n’en avais pas à l’époque) pour qu’elle puisse
parvenir à la Maison mère des Oblats à Rome (dont il m’avait donné l’adresse). En fait, tout est parti de cette première biographie, non seulement pour le livre, mais pour le Père lui-même, car c’est elle qui a fait singulièrement connaître et « ressortir » (au sens d’attirer l’attention) en quelque sorte sa vie et son ministère singulier parmi ceux des milliers de missionnaires de la Congrégation. Et d’autant qu’elle ne venait pas de lui, mais d’un Pasteur protestant ! Il s’est passé qu’elle avait été lue et appréciée par le Supérieur Général des Oblats lui-même, le Père Zago, qui me le partagea très fraternellement dans un précieux courrier et qui, dans la foulée, écrivit même un très bel article sur le Père Bertrais tant il fut frappé par la méthode inédite « d’inculturation linguistique » qu’il employait dans l’exercice de sa mission auprès des Hmong (j’en parle dans le livre Yves Bertrais. La passion Hmong), et que, finalement, ce texte étant parvenu aux oreilles de Noël Leca, l’éditeur-rédacteur de la très belle revue missionnaire Oblat Pôle et tropiques – une revue qui a hélas disparu aujourd’hui –, il fit la une d’un numéro spécial de cette revue, superbement illustré de photos (que n’avait pas la première biographie). C’était un numéro de grande diffusion internationale qui avait été tiré, sauf erreur, à 6000 exemplaires, et il faut franchement dire que c’est ce qui fit vraiment connaître le Père Bertrais à l’international. Parce que du coup, ce texte circula aussi en traduction anglaise, notamment dans la revue de recherches missiologiques interuniversitaires Exchange11, ce qui multiplia son impact. C’est du reste à partir de cette large diffusion de l’évocation de sa vie et de son ministère que le Père Bertrais a été plus sollicité par des revues missionnaires – lui pourtant si disert – pour s’exprimer cette fois de sa plume sur sa vocation et son travail. Un bel exemple en est l’article qu’il a produit pour l’importante revue Omnis Terra . Mais ceci dit, pour ma part, et particulièrement pour honorer la mémoire du Père après son décès, j’ai encore eu l’occasion d’exposer et de synthétiser sa passion et son action comme de souligner les traits les plus saillants de sa personnalité, notamment dans la revue Histoire et Missions Chrétiennes – un article qui a d’ailleurs été repris en annexe dans le livre de René Charrier, En chemin avec le peuple Hmong. Et puis j’avais encore saisi la possibilité de parler d’Yves Bertrais lorsque je pus traiter de la question de la perception et du nom de Dieu chez les Hmong lors d’un colloque du Centre de Recherches et d’Échange sur la Diffusion et l’Inculturation du Christianisme (le CRÉDIC). Cette contribution qui fut éditée dans les Actes de ce colloque avait été travaillée sur la base de tout ce qu’il m’avait confié de lectures possibles et d’informations à ce sujet. J’avais donc déjà pas mal d’éléments écrits et collectés en sus directement auprès du Père, et donc de première main, mais je n’avais pas encore pu totalement exploiter tout ce matériau qui attendait son heure… Mais le deuxième facteur qui fut finalement décisif pour écrire ce livre, Yves Bertrais. La passion Hmong, son déclencheur en quelque sorte, se trouva être la demande des directeurs du monumental Dictionnaire d’Histoire et de Géographie Ecclésiastiques publié en plusieurs tomes par les Éditions belges Brepols, me sollicitant (sur la base des articles que j’avais rédigés et donc sur ma connaissance du Père) pour écrire deux très grosses contributions de plusieurs pages, non seulement sur le Père Bertrais, mais aussi sur le Père René Charrier. Comme il s’agissait d’un Dictionnaire prestigieux qui exigeait d’être très précis, cette double rédaction m’avait demandé un travail tellement assidu et énorme que m’est alors venue l’idée de le faire fructifier en le poussant encore plus loin sous la forme d’un livre illustré qui pourrait reprendre et amplifier largement, pour une première partie biographique, les contributions de ce fameux Dictionnaire et, pour une deuxième partie plus ethnographique, à l’aide de tout le matériau collecté encore non exploité, tout un travail supplémentaire touchant la donation des noms chez les Hmong (dont a bénéficié le Père), la question de Dieu dans les légendes et récits traditionnels Hmong, et encore le mariage coutumier chez les Hmong sur la base d’un Chant de mariage que m’avait un jour confié le Père – rappelant qu’il mena avec succès un diplôme d’ethnographie sur ce thème à l’Université Paris-Sorbonne, sous la direction et les félicitations d’un anthropologue très réputé : Georges Condominas. C’est hélas un travail qui ne fut jamais édité et qui n’existe qu’en nombre restreint d’exemplaires ronéotypés Un troisième facteur me poussant à publier ce livre était de faire connaître aux missiologues la posture missionnaire aussi inédite que résolument anthropologique préconisée et mise en œuvre par Yves Bertrais. Une posture d’abord inédite et innovante par les perspectives qu’offraient sa façon de concevoir l’inculturation de l’Évangile par le biais de la linguistique comme l’avait si bien mis en évidence la Père Zago dans l’article que je viens d’évoquer ; par exemple en réutilisant des mots et des expressions proprement hmong qu’il n’hésitait pas à puiser même dans les interventions chamaniques collectées au lieu d’en adapter à partir du français, dans les liturgies et les prières comme aussi pour transcrire le mot « Dieu » en visant à être au plus proche de la perception comme de la pensée hmong. Et puis une posture résolument anthropologique en tant que totalement ouverte à la compréhension et surtout à la prise en compte objective et positive des fonds et des pratiques religieuses traditionnelles (animistes et chamanistes) s’exerçant chez les Hmong. Je désirais vraiment que cela fut connu et mis en exergue certes pour les missiologues, mais aussi pour les anthropologues si souvent trop critiques envers les missionnaires, histoire de leur démontrer qu’il y avait aussi des figures missionnaires muées si utilement en anthropologues ; à preuve que les anthropologues eux-mêmes utilisaient à profusion les matériaux collectés, dont ceux du Père Bertrais comme je m’en suis aperçu au cours de mes nombreuses lectures ! C’est ce que j’ai d’ailleurs voulu souligner par le sous-titre même de ce livre : Un des derniers missionnaires-anthropologues du XXe siècle… Enfin, le quatrième facteur de mon exigence à éditer ce livre, c’est mon affection et, plus encore, mon amour pour le peuple Hmong – en l’occurrence principalement celui originaire du Laos et sa part réfugiée en France, c’est-à-dire vous-mêmes ! – dont je désirais vraiment qu’il puisse garder une trace écrite de son histoire liée à celle du Père Bertrais ; tellement j’avais été frappé de l’importance de la figure du Père lors de ses exceptionnelles obsèques suivies par près de 2000 Hmong et si marquées par la présence internationale de la diaspora Hmong. Rappelons nous ici l’émouvante cérémonie des couronnes apportées par des représentants de toutes les diasporas Hmong, tellement frappante. Bref, je me sentais presque un devoir de scripter tout cela une bonne fois pour toute en mettant enfin à profit tout ce qui « dormait » encore de mes collectes. Ce que m’avait d’ailleurs rappelé le Père Charrier m’écrivant, en substance, suite au décès d’Yves Bertrais, qu’il fallait vraiment faire connaître toute son histoire. Non seulement pour honorer la mémoire du Père, mais autant pour les anciennes que pour les futures générations hmong, tant par ce livre, je désirais et désire toujours ardemment que vous, mes chers Hmong, vous puissiez recueillir, emporter et marcher sur les traces exemplaires laissées par le Père Bertrais. Ce que disaient déjà vos anciens : « Une génération ne dure qu’une génération. De celui qui vit, on l’écoute et on met en pratique. De celui qui part, on recueille et emporte pour marcher sur ses traces ».